Début du
deuxième chapitre
L’homme, immense et squelettique, se dresse à
l’avant de la charrette, les jambes écartées afin de maintenir son équilibre
en dépit du cahotement du véhicule sur les ornières du chemin. Il
brandit dans l’une de ses mains une faux emmanchée à l’envers, avec
le tranchant en dehors. L’attelage est constitué de deux chevaux placés
l’un devant l’autre – en flèche –, l’un très gras, l’autre
efflanqué. Celui-ci, placé en tête, est tenu par la bride par l’un
des deux compagnons allant à pied de l’homme maigre. Il guide
l’attelage, alors que son compère se charge d’ouvrir les barrières
et aussi les portes des maisons.
L’homme dans la charrette n’est qu’une haute
silhouette noire : de son visage, plus qu’à demi masqué sous les
rebords du large chapeau également noir, on ne voit que la partie inférieure
sous la forme d’une tache livide où ne se distingue aucun détail. Il
ne tourne la tête ni à droite ni à gauche.
Le silence est absolu, et pourtant meublé d’un
unique bruit, sinistre, horrible : ce wik ! wik ! wik !
produit par l’un des essieux mal graissé de la carriole.
Terrifié, Pierre-Louis comprend que l’Ankou, le
convoyeur des trépassés, est en chemin pour s’emparer de lui, le
charger dans sa charrette et lui faire franchir les portes de la mort
avant celles de l’enfer où sa place est depuis longtemps réservée.
Mais à mesure que l’attelage progresse, il se métamorphose.
Les chevaux rapetissent, se fondent dans le néant. La charrette aussi se
transforme, diminue de taille, sans que le son de cet essieu mal graissé,
ce wik ! wik ! wik ! horripilant, change le moins du
monde. Quant à l’homme noir, maintenant seul et délesté de sa faux,
il tire par ses deux brancards la charrette à bras qui s’approche
toujours cependant qu’un chien, au loin, hurle à la mort.
Pierre-Louis, figé au milieu du chemin, fait face à
l’Ankou qui se dirige droit sur lui. Un sentiment d’inéluctable
l’envahit : il ne se soustraira pas au sort que l’homme maigre et
noir lui réserve. Celui-ci, maintenant tout proche, le surplombe et
Pierre-Louis voit que l’ombre portée par le rebord du chapeau est trouée
par deux braises ardentes qui le brûlent.
– Tu ne croyais tout de même pas que tu
allais pouvoir t’en tirer comme ça, Madeg ?
Telles sont les paroles prononcées par la
terrifiante apparition. Étrangement, la charrette a disparu à son tour,
tout comme se sont effacés les chevaux et les autres hommes. Ils ne sont
plus qu’eux d’eux, Pierre-Louis, pétrifié, et l’homme noir :
l’Ankou.
Maintenant, ils luttent corps à corps. La terreur
primitive qui habitait Pierre-Louis a fait place à une peur d’un autre
genre, moins insidieuse, qui laisse s’exprimer son instinct de survie.
Il lui faut se battre contre l’homme noir et le vaincre absolument, il
lui faut se soustraire au sort qui sera le sien s’il ne parvient pas à
le dominer, car ce que son adversaire lui réserve, ce n’est pas le trépas,
c’est pire : c’est l’enfer dans lequel il se trouvera précipité
sans avoir auparavant franchi les portes de la mort.
Car l’homme noir n’est pas l’Ankou, finalement.
Non, il porte un autre nom, il s’appelle Garcia, Pierre-Louis le sait.
Il est revenu pour lui demander des comptes, et si Pierre-Louis lutte
contre lui, c’est en vue d’un seul but : préserver sa dignité
reconquise, ne pas replonger dans cet enfer qu’a été sa vie pendant
trop longtemps.
Cet enjeu si important lui donne des forces. Et
soudain, l’homme noir, qui vient de faire un pas en arrière pour
prendre du champ, heurte du talon un obstacle au sol et part à la
renverse en battant des bras. Il y a un étrange bruit sec quand il heurte
du dos et de la tête le sol, comme d’une branche qui casse, et Garcia
ne bouge plus.
Hébété, Pierre-Louis contemple à présent ce
rocher qui troue la surface du sol : cet affleurement de granit érodé,
creusé par l’usure des siècles, strié de fissures dans lesquelles
coule un liquide rouge qui ne peut être que du sang. Le corps de Garcia a
disparu, comme soudain gommé. Ne reste que cette pierre érodée, et ce
sang, ce sang…
– On l’appelle « le Rocher de l’Homme
mort », dit Rose Le Bihan qui s’approche en tapant de l’embout
de sa canne, à chaque pas, le sol caillouteux.
– Ce rocher a une histoire, dit-elle encore.
Mais je vous ne la raconterai pas.
Mais Pierre-Louis ne la connaît que trop, cette
histoire. |