Extrait du texte
L’opération s’était déroulée au mieux. Le
chef de l’équipe ne s’était pas attendu à rencontrer de difficulté
particulière, tant la préparation en avait été soignée, comme
toujours. Mais il n’avait pas pour autant renoncé à ses habitudes de
prudence, un aléa restant possible. Le fameux grain de sable qui enraye
les plus belles mécaniques...
Ce soir, tout s’était passé à la perfection, et
en douceur. La surveillance à laquelle on avait soumis le gardien s’était
révélée payante : elle avait permis de découvrir le goût de
l’homme pour les boissons alcoolisées, qu’il cachait soigneusement à
ses employeurs. S’introduire avec l’aide d’un passe-partout et en
son absence dans le pavillon qu’il occupait à l’entrée de la propriété
avait été un jeu d’enfant, et le narcotique versé dans sa bouteille
de whisky avait commencé à produire son effet bien avant l’heure à
laquelle il avait coutume de lâcher les chiens dans le parc. Ceux-ci
enfermés dans leur chenil, les fils du téléphone coupés pour éliminer
tout risque, il avait suffi de pénétrer à nouveau dans le pavillon du
gardien et de ligoter l’homme sans même qu’il se réveille. On avait
alors neutralisé le système d’alarme qui protégeait la propriété en
l’absence de ses occupants, en voyage pour plusieurs jours. Les grilles
avaient été ouvertes le temps nécessaire pour permettre au camion
d’entrer, puis refermées derrière lui, et un homme laissé sur place
avec mission de faire le guet sans se montrer.
Le reste de l’équipe s’était alors déployé à
l’intérieur de la vieille bâtisse dont la porte d’entrée n’avait
pas résisté longtemps à l’action conjointe des pieds de biche. Le
chef avait le plan des lieux dans la tête et savait exactement où se
trouvaient les meubles et objets à enlever. Rien n’avait été mis par
écrit, naturellement : un bout de papier s’égare trop facilement.
La formidable mémoire du chef de l’équipe valait tous les calepins du
monde. Sans presque avoir besoin de parler, il avait indiqué du geste à
ses hommes ce qu’ils devaient faire. Les fauteuils Louis XIII, les
bougeoirs et parures de cheminée du XVIIIe, les tapisseries
des Flandres, la harpe d’époque Charles X, le tapis de la Savonnerie,
l’argenterie avaient été transportés dans le camion à la suite du
bureau Louis XVI, des commodes Empire et de tous les petits meubles du
genre bureau dos d’âne ou chiffonnier d’un placement si facile et
sans risque. C’est justement pour éliminer les risques qu’on s’était
gardé d’enlever un certain nombre de meubles de bien plus grande
valeur, mais trop caractéristiques, ou de tableaux trop connus pour être
revendus. On s’était contenté de décrocher les petites toiles plus ou
moins anonymes, mais de bonne facture, qui trouveraient aisément preneur
sans susciter de questions.
Pendant que ses hommes procédaient à la
manutention, le chef s’était personnellement chargé de l’ouverture
du coffre dont il avait aisément découvert la cachette et qui ne lui
avait opposé qu’une brève résistance. Les bijoux les plus intéressants
s’étaient retrouvés enfermés dans un sac de toile. Quant à
l’argent liquide, qui formait une grosse liasse, il avait été transféré
dans la poche intérieure du blouson de l’homme ; il procéderait
ensuite au partage avec les membres de son équipe, c’était dans les
conventions avec son employeur qui leur abandonnait sans contrôle ce
« pourboire ».
Maintenant, le camion chargé remontait tous feux éteints
l’allée en direction de la grille. L’homme de guet fit signe que tout
allait bien. Pendant qu’on ouvrait les grilles et faisait sortir le véhicule,
le chef prit le temps d’enlever ses liens au gardien qui dormait
toujours et de brancher à nouveau le système d’alarme. Si l’homme se
réveillait trop tôt, il ne s’apercevrait d’abord de rien : ce
serait autant d’heures de gagnées pour mettre le butin à l’abri.
La chance aidant, la petite route reliant la propriété
pillée à la départementale fut parcourue sans que l’on fît la
moindre rencontre. Il en avait été de même à l’arrivée,
lorsqu’ils avaient accompli le trajet dans l’autre sens. C’était là
la partie la plus délicate de l’affaire, éviter de se faire voir à
proximité des demeures et des châteaux « visités ». Mais
une rencontre indésirable n’aurait pas forcément de conséquence fâcheuse.
On prenait systématiquement des précautions contre cela. Le camion était
d’un modèle courant, récent et sans marques distinctives, exactement
identique aux milliers d’autres qui circulaient quotidiennement dans la
région. En plus, on changeait systématiquement ses plaques après chaque
opération, et de temps en temps on le repeignait, toujours dans une
teinte neutre. Non, ce n’était pas à cause du véhicule qu’on
pourrait identifier les déménageurs.
Dans la cabine, le chef procéda au partage égal de
la liasse de billets de banque entre ses hommes et lui. Cela aussi, c’était
l’usage : en cas de pépin, s’il fallait se disperser en
abandonnant le butin, chacun pourrait fuir le plus loin possible en ayant
sur soi de quoi voir venir sans avoir à commettre d’imprudence. Encore
une bonne précaution.
À présent, le camion filait à une allure normale
sur la route départementale conduisant vers Nantes. Rien ne pressait, la
planque ne se situait pas loin, et on aurait tout le temps de camoufler la
marchandise avant sa réexpédition par petits lots, dans les jours et
semaines qui suivraient. Décidément, c’était une affaire qui tournait
rond : jamais de pépin, pas le moindre petit grain de sable venant
contrarier le déroulement des opérations. Du cousu main.
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