Extraits du texte
Au centre de l’atelier, un chevalet supportait une
toile d’assez grande taille dissimulée sous un tissu. Sur une table traînait
tout un matériel de peintre, tubes de couleurs, pinceaux rangés dans des
pots. Ça sentait l’essence de térébenthine. Contre un des murs, des
toiles retournées dont on ne voyait que le châssis s’alignaient.
Élisée s’en approcha et en retourna une. Là, il
eut un choc. Il en regarda une deuxième, une troisième. Stupéfait, il
alla plus loin et jeta un regard sur d’autres des œuvres en attente,
des peintures qui n’avaient absolument rien de commun avec celles
qu’on voyait en bas.
Des œuvres d’une tout autre qualité, témoignant
d’une parfaite maîtrise de l’art, d’un métier évident et aussi
d’une inspiration vraie, mais des œuvres d’un genre qui ne risquait
pas de séduire la majorité des touristes de passage auxquels Ottavio
Manfredi réservait sa production qu’on pouvait qualifier
d’alimentaire.
Il y avait de quoi s’interroger, se dit Loudéac
qui, sans être un grand connaisseur en matière d’art, était cependant
parfaitement capable de faire la différence entre la bonne peinture et la
mauvaise. Et là, c’est en présence de très bonne peinture qu’il se
trouvait. De la production d’un artiste affirmé qui n’avait
certainement pas besoin de se livrer à de médiocres travaux pour gagner
son pain quotidien. De toiles que les plus grandes galeries auraient présentées
sans déchoir. En laissant quelques-unes appuyées le dos contre le mur,
Élisée fit quelques pas en arrière pour mieux les étudier dans leur
ensemble.
Pas de couleurs criardes, ici, bien au contraire. Les
tons dominants étaient bruns, sombres, avec, rarement, l’éclat d’une
tache rouge qui n’apportait nullement une touche de gaieté. Au
contraire, ces taches évoquaient des éclaboussures de sang, du moins
est-ce ainsi que Loudéac le ressentait.
Les sujets étaient des paysages, là encore. Mais
des paysages improbables, tourmentés, hostiles, impossibles à situer géographiquement,
peut-être appartenant à d’autres mondes. Sous des ciels mêlant le
rouge et le brun en longues bandes curvilignes, avec des traînées
d’autres couleurs – jaune, vert – qui semblaient ne servir qu’à
exacerber les contrastes, s’étendaient des plaines dont on n’aurait
su dire si elles étaient solides ou liquides – terres ou mers,
probablement un hybride des deux – d’une désespérante platitude, résolument
hostiles à la vie. Mais pourtant peuplées, car la vie était présente,
on ne le décelait pas tout de suite, sous la forme de lointaines
silhouettes humaines qu’on sentait habitées de terreur, condamnées à
une inévitable destruction, tentant par réflexe mais sans espoir aucun
d’échapper à un destin inexorable et funeste. Une peinture d’un
pessimisme absolu générant un malaise dont on ne pouvait se libérer
facilement.
Étrange. Pire qu’étrange, se dit Loudéac.
L’inspiration d’Ottavio Manfredi était d’une
morbidité peu commune, et elle avait en même temps quelque chose
d’archaïque. On sentait dans ces toiles l’influence, la surprenante
et tardive survivance de l’expressionnisme allemand, une tendance
artistique abandonnée depuis un demi-siècle. Ce choix surprenait de la
part d’un Italien.
Par certains côtés, cette peinture faisait penser,
peut-être à cause de ces courbes de couleur marquant les deux éléments
immuables de ces paysages, l’infini céleste et l’illimité terrestre
ou marin, à certaines des œuvres du Norvégien Edvard Munch, et
notamment à son tableau intitulé Le cri, volé en 2004 et retrouvé
ensuite. Munch passait pour un précurseur de l’expressionnisme, et
cette toile particulièrement, avec son personnage du premier plan
enserrant sa tête entre ses deux mains et hurlant sa terreur, offrait une
parenté certaine avec ce que Loudéac contemplait. Comme Munch, Manfredi
trahissait une sensibilité fragile, obsessionnelle, morbide. Ce que rien
dans l’apparence de l’homme, pour autant qu’Élisée avait pu en
juger, ne laissait soupçonner.
Élisée s’arracha enfin à sa contemplation fascinée.
Manfredi risquait de revenir à tout moment et de le surprendre, et alors
que dirait-il pour justifier son indiscrétion ? Le peintre risquait
de ne pas goûter cette intrusion dans un atelier où il ne devait pas
souhaiter qu’on vienne fouiller. Loudéac remit les toiles dans la
position où il les avait trouvées, face contre le mur, et s’apprêta
à redescendre.
Ce faisant, il passa près du chevalet sur lequel,
cachée sous un tissu, devait se trouver une toile en cours d’exécution.
Il ne put résister, et ôta le voile.
Le choc que provoqua en lui la vue du tableau le fit
reculer, tout comme si on venait de le frapper physiquement. L’étrangeté
des autres toiles ne l’avait pas préparé à la violence de celle-ci.
Si les paysages impressionnaient, mettaient mal à l’aise, inspiraient
un sentiment diffus de crainte et même d’effroi, ce n’était rien
comparé à ce que suscitait la toile maintenant dévoilée.
Un portrait. Le portrait d’une très belle femme.
Mais un portrait qui reviendrait hanter ses
cauchemars, Élisée le savait déjà.
Il resta comme paralysé tout un temps. Puis un
sentiment d’urgence le saisit ; il fallait qu’il quitte cet
atelier au plus vite. Qu’on ne sache pas qu’il s’y était introduit.
Avec une hâte maladroite, il s’efforça de remettre la pièce d’étoffe
sur la toile aussi exactement qu’elle était auparavant, puis il se jeta
littéralement dans l’escalier qu’il faillit bien descendre plus vite
que voulu, et pas sur ses jambes. Il réussit à rétablir son équilibre
et arriva au rez-de-chaussée à l’instant même où Manfredi pesait de
la main sur la poignée de la porte.
(Extrait
du chapitre 6) |
Claudiquant et sacrant tout ce qu’il savait,
l’homme sortit du moulin non sans s’assurer que sa cible ne s’apprêtait
pas à lui tirer dessus à son tour. Eichner n’imaginait pas que le
policier était désarmé. Tout de suite, il vit son fusil qui s’était
planté canon en avant dans une surface de terre meuble. C’était le
bouquet ! Son arme était inutilisable !
Il porta la main à l’étui de cuir suspendu à son
épaule et en sortit son autre fidèle compagnon, un pistolet Glock 26 à
canon court, plus maniable, moins encombrant que le fusil, mais aussi
beaucoup moins précis.
Plus bas, Élisée prenait conscience avec désespoir
de leur position exposée. Le mince repli de terrain qui les abritait ne
leur assurerait plus aucune protection dès que le tueur s’approcherait.
Affolé, il regarda tout autour de lui et repéra un possible chemin de
fuite par la gauche, mais bien imparfait. Plus loin, des rochers
offriraient un meilleur abri, mais encore fallait-il les atteindre. Il
chuchota à Alizée :
– Il faut filer ! Sur la gauche !
Avance dans cette direction en restant le plus possible baissée ! Je
te suis !
Parenthèse, qui gardait son calme, ce qui était précieux
dans les circonstances, obtempéra sans discuter, et sans se douter que
Loudéac n’avait nulle intention de la suivre. Pour lui, l’essentiel
était que Parenthèse s’en sorte. Il allait créer une diversion,
tenter d’éloigner le tueur de la jeune fille en l’entraînant à
l’opposé.
C’était une option désespérée, mais il n’en
existait nulle autre. Se redressant, Élisée courut vers la droite,
plongeant au sol juste à temps pour esquiver, par miracle, la balle qui
traça un sillon sur le plat d’un rocher, à quelques centimètres de sa
tête, avant de ricocher. En s’affalant, Loudéac roula sur le sol en
pente et dévala sur plusieurs mètres avant de s’immobiliser dans un
creux providentiel qui lui accorderait un bref répit.
Et après ? Alizée réussirait-elle à s’éloigner
suffisamment ? Il craignait par-dessus tout qu’elle ne décide de
l’attendre en s’apercevant qu’il ne la suivait pas. Alors, ils
seraient deux à mourir. Ce n’était pas ainsi que Loudéac avait
envisagé leur avenir.
En cet instant où l’ombre de la mort planait sur
eux, il prenait conscience du fait que, par sa seule existence, à cause
du métier qui était le sien, la vie de la femme qu’il aimait allait
s’achever sans qu’il sache pourquoi. Et il avait fallu que ce matin il
l’entraîne dans ce guêpier, alors qu’en observant, cette nuit, le
point rouge d’une cigarette, il s’était douté que quelqu’un,
probablement depuis les ruines du moulin, exerçait une surveillance sur
le manoir ! Comment avait-il pu ne pas imaginer que le même guetteur
serait encore là pendant le jour ? Alors que le samedi matin il
avait aperçu, provenant de la même direction, un éclat de lumière
d’un autre genre, probablement un reflet sur des verres de jumelles !
Un désespoir total écrasa Élisée au sol. Il
n’avait même plus le réflexe de tenter de s’éloigner encore du
tueur inconnu qui devait progresser vers lui, sûr de son coup.
(Extrait
du chapitre 11) |