Extraits du texte
Cela faisait longtemps
qu’elle avait repéré leur manège, à ces deux-là. Elle avait adopté
à leur égard une attitude de complicité qui avait dû leur faire
comprendre qu’elle en savait long, mais qu’ils pouvaient compter sur
elle pour ne rien rapporter à monsieur Charles. Celui-ci, il est vrai, avait découvert la chose tout seul. Il faut dire qu’il
aurait vraiment fallu qu’il soit aveugle pour ne pas remarquer les
regards que sa femme et son associé échangeaient avant d’aller plus
loin. Mais du moins madame Cavala se sentait-elle la conscience tranquille,
elle qui avait vu venir ce qui était venu.
Elle n'avait personnellement
rien à reprocher à monsieur
Denoirvétu, qui se montrait toujours assez aimable avec elle, mais enfin
il fallait bien admettre qu’il n’était pas toujours d’un caractère
facile. La façon dont il traitait son épouse, certains jours !
Entre femmes, on doit se montrer solidaires, et madame Cavala avait choisi
son camp. Et puis monsieur Laurent était quelqu’un de bien, bel homme,
et plus jeune, quand même, que monsieur Charles. Elle-même, madame
Cavala, aurait bien aimé que... Mais monsieur Laurent n’avait d’yeux
que pour Coline et, après tout, on pouvait le comprendre. Une si belle femme, bien qu’un peu maigre... Madame Cavala
elle-même, dans sa jeunesse...
Elle lâcha un profond
soupir. Ah ! Comme tout aurait pu être différent si... La destinée
humaine est une bien étrange chose. Il arrivait à madame Cavala d’épiloguer
mélancoliquement sur le sujet, lorsqu’il lui venait du vague à l’âme.
Elle aurait pu faire un beau mariage, elle aussi, si elle n’avait pas été
assez inexplicablement séduite par un ouvrier des Chantiers de l’Atlantique
dont elle devait s’apercevoir un peu tard qu’il s’intéressait plus à
la bière et au foot qu’à fournir les efforts qui auraient pu lui
permettre de gravir quelques échelons dans la hiérarchie. Et, à propos
d’échelons, son mari eut la malencontreuse idée d’en rater un,
alors qu’il travaillait sur un paquebot, acte irréfléchi qui lui fit
effectuer une chute brutale le laissant dans l’incapacité d’accomplir
désormais quoi que ce soit, et pas même de respirer. Tiens ! nota
madame Cavala, il y avait au moins cette ressemblance entre son défunt
mari et la façon dont monsieur Charles venait de mourir — s’il était
bien mort.
(Extrait
des pages 60/61)
Dans les moments comme celui qu’il
vivait, tout était enrichissement, même les pensées hostiles et les
souvenirs importuns. Même Charles, même la pensée de Charles, son
beau-frère.
Celui qui le logeait, le nourrissait, parce que
Coline le voulait, mais qui le méprisait si ouvertement, ironisait si
lourdement sur lui, tout en affectant de vouloir l’aider.
Celui qui ne ratait pas une occasion de lui faire comprendre que sans lui
il ne serait rien, et qu’avec lui il n’était pas grand-chose. Rien qu’un
raté, un minable, un parasite qui ne trouvait pas sa place dans la
société, quelqu’un qu’on condescendait à laisser vivre, mais qu’on
aurait mieux fait d’écraser d’un talon indifférent, tout comme une
larve. Non, ce n’était pas seulement le mépris et la méchanceté
caustique de Charles qui le faisaient parler ainsi, c’était la haine.
Charles le haïssait, parce qu’il savait bien, au fond de lui, qu’Aymon
lui était infiniment supérieur. Cet esprit fort et borné, ce mercanti,
sentait bien qu’il n’aurait jamais accès, malgré tout son argent,
aux sphères supérieures qu’habitait Aymon, ou pour mieux dire Duma, l’initiateur
de l’instinctivisme, le génie que le monde allait bientôt reconnaître
enfin.
Charles pouvait bien
ironiser sur la peinture de Duma, qu’il qualifiait de barbouillage, le
dépit seul le faisait parler ainsi. La jalousie du béotien, de l’ignare,
qui ne comprend rien à l’Art.
Barbouillage !
Ridicule !
Même Coline, Aymon le
sentait bien, et c’était pour lui une douleur, avait des doutes. C’était
triste. Sa sœur aînée, qui toujours l’avait aimé et aidé,
protégé, guidé, et c’était chose normale, car les génies ne
naissent qu’au terme d’une gestation longue et douloureuse, sa sœur
qui lui avait servi de père et de mère après la mort de leurs parents n’était
pas toujours convaincue de l’immense talent de son frère, de ses
infinies potentialités. Comment Coline pouvait-elle douter de lui, ne pas
croire en son génie ? Mais ce n’était pas entièrement sa faute,
il lui manquait l’extrême sensibilité qui seule l’aurait mise en
phase avec Duma. C’était parce qu’elle avait dû pourvoir trop jeune
à leurs besoins matériels, et pendant trop longtemps. Il avait fallu qu’elle
se sacrifie pour que mûrisse dans l’esprit de son jeune frère cette
graine qui un jour avait éclos magnifiquement. Et elle ne l’avait jamais
laissé tomber, elle. Elle faisait ce qu’il fallait pour qu’Aymon soit
délivré de tout souci matériel. Elle était allée jusqu’à épouser
un homme qu’elle ne pouvait pas aimer, c’était impossible, bien qu’elle
prétendît le contraire, mais certainement pour qu’Aymon ne se sente
pas trop redevable envers elle, pour épargner que la moindre parcelle de
gêne, d’embarras, ne vienne si peu que ce soit risquer de compromettre
l’éclosion de ce qui nécessitait ce grand sacrifice. Elle avait tant
de délicatesse, Coline !
(Extrait
des pages 83/84)
Il aurait fallu être
omniscient pour se trouver en mesure de peser exactement actes et décisions.
À la manière d’un romancier, qui sait ce qu’ignore le lecteur et
peut se permettre de jouer au dieu manichéen. À ceci près, aurait pu
objecter Sauveur, ou plutôt Sauvage, l’auteur de romans policiers, que
les histoires qu’on écrit ne sont pas, dès le départ, d’une clarté
absolue, et que les personnages lancés dans l’action se mettent très
vite à vivre de leur vie propre et à agir de manière parfois déconcertante.
Au point que le créateur se retrouve n’être que le rapporteur de faits
embrouillés qui n’acquièrent une cohérence qu’à partir du moment où
la vue d’ensemble qu’on en possède s’élargit, et permet de
distinguer l’essentiel de l’accessoire.
Au point, aussi, que
l’auteur prend soudain conscience de son impuissance à maîtriser les
forces imprudemment suscitées, et doit se résigner à voir se diluer
l’intrigue patiemment élaborée.
C’était la
constatation amère à laquelle Sauveur fut amené en ce mardi,
lorsqu’il se rendit compte qu’il serait aujourd’hui, tout
autant que la veille, incapable d’écrire une phrase valable [...] Tout comme
le commissaire Lemesurier cherchant par quel bout prendre l’affaire,
tout comme Coline inquiète et désemparée, Sauveur avait la sensation de se
retrouver au cœur d’un brouillard qui lui interdisait de discerner vers
quoi il se dirigeait. Une seule image claire flottait dans son
esprit : celle d’une silhouette élégante, celle d’un visage aux
pommettes hautes qu’encadrait une chevelure très sombre. Pourquoi fallait-il, à un homme de son âge, que le
visage et le corps d’une femme dans sa plénitude vînt le harceler de
cette manière ?
(Extrait
des pages 91/92)
Le vertige passa, et
l’écrivain reprit ses efforts. Et soudain, sans avertissement, le corps
de Charles Denoirvétu se décrocha enfin, fila vers le bas, parcourant
sans plus rencontrer d’obstacles le reste du trajet qui s’acheva dans
l’eau, comme prévu, dans un grand éclaboussement que Sauveur
n’entendit même pas.
Car, l’ultime
effort qu’il venait de fournir lui faisait perdre l’équilibre. Ses deux
pieds dérapaient, l’arbuste auquel il se cramponnait se déracinait partiellement, et il se retrouva pendu dans le vide, retenu de
sa seule main gauche. Il tâtonna autour de lui de la main droite,
convulsivement, et il trouva autre chose à quoi se raccrocher, mais il
comprit très vite qu’il lui serait impossible de se hisser. Ses pieds
battaient désespérément dans le vide, là où la roche formait un
surplomb.
« À mon tour »,
se dit-il, avec une sorte d’indifférence soudaine.
Après tout, ce serait
peut-être aussi bien d’en finir. Et s’il lâchait maintenant,
volontairement, avant d’y être contraint par l’épuisement ? La
disparition de l’écrivain Sauveur, suivant celle de Charles Denoirvétu,
créerait une certaine sensation. Le commissaire Lemesurier saurait-il
reconstituer les événements ? C’était une intéressante
question.
— Tenez bon,
j’arrive !
Sauveur crut d’abord
qu’il faisait une sorte de rêve. Ou bien son esprit, entraîné à
cela, poursuivait l’élaboration de l’intrigue amorcée. L’action
rebondissait, et le lecteur tenu en haleine se demandait ce qui allait
survenir à présent.
Ce qui survint, ce fut
une silhouette sombre qui surgit au-dessus de lui et se mit à dévaler
les marches sans chercher à atténuer le bruit de ses semelles frappant
le ciment. Curieusement détaché, Sauveur suivit des yeux ses mouvements
quand l’homme, répétant ce que lui-même faisait quelques minutes
plus tôt, s’engagea à son tour sur la pente rocheuse, se cramponnant
aux mêmes arbustes, aux mêmes racines, progressant vers lui avec plus de
sûreté et plus de rapidité que Sauveur n’en avait fourni.
Sous le poids du corps
de l’écrivain, l’arbuste qu’il tenait de la main gauche continua à
se déraciner, et il se sentit descendre doucement, sa poitrine frottant
douloureusement contre la paroi, mais ce mouvement ralenti par sa main
droite dont les doigts crispés refusaient de lâcher l’aspérité
rocheuse autour de laquelle ils se repliaient. L’homme se trouvait
tout proche maintenant, et il tendait le bras droit vers lui. Sauveur se dit
qu’il allait, non le secourir, mais lui donner une poussée afin
d’achever le travail commencé. Il obligerait Sauveur à lâcher sa
prise pour qu’il rejoigne, au bas de la falaise, le corps de Charles
Denoirvétu que la mer commençant à se retirer devait déjà entraîner.
C’était logique, il ne pouvait pas faire autrement. Il lui fallait
éliminer ce témoin.
(Extrait
des pages 110/111
)
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